Merci, Henri, pour ton homélie.
Merci, Philippe, pour votre « mot de mémoire » et, en particulier, pour avoir si bien dit le secret de Jean : son couple. Juliette, je ne peux pas te dire de ne pas être triste, mais soit très fière, car tout ce que Jean nous a apporté, tout ce qu’il a fait, c’est avec toi, grâce à toi. Vous l’avez tissé ensemble.
Et maintenant, comme il me l’avait demandé un jour où je le taquinais sur son allure juvénile, quelques mots sur l’ami et sur l’homme public. Je le fais en sachant bien que beaucoup ici de ses autres familles de La Croix, de Bayard, d’Ouest-France, des Semaines Sociales de France (SSF), pour qui il était un tel compagnon, une telle référence, auraient certainement bien des choses plus belles ou plus profondes à dire.
La personnalité de Jean, d’abord : j’ai interrogé plusieurs d’entre vous et vous avez cité la cordialité, la limpidité de la pensée, la simplicité, la franchise, la sensibilité si vive, la bienveillance, une humilité vraie, évidemment le professionnalisme, son incomparable talent de pédagogue et, au premier abord, dans la rencontre dans son « salut tout le monde ! », la gaieté. Plus ou moins vite, on en venait cependant à deviner qu’il y avait autre chose derrière cette gaieté.
C’était une joie radicale, celle qui habite les chrétiens authentiques, celle qui est un don de l’Esprit et qui est là même dans les larmes : la joie de qui contemple La Croix et vit le matin de Pâques, celle de l’homme sauvé. Oui, Jean était un chrétien et toute sa pudeur ne cachait pas tout à fait la place de la prière dans sa vie. Inséparable de cela, son merveilleux vécu de l’amitié. Disant cela, je parle au nom de vous tous et de certains qui nous ont hélas déjà quittés, en particulier, au nom du premier de notre trio, Michel Albert.
Jean était aussi l’homme de beaucoup de dons, évidemment - et « le premier », comme il aimait le dire - : le don de ses origines. Il parlait avec bonheur de sa naissance dans un quartier et une famille populaire, de son père militant du PSF, de son oncle communiste et de leurs déjeuners du dimanche, du chômage des années 30, et puis des chances de sa vie : le collège, le lycée, Sciences Po, la Jeunesse Étudiante Chrétienne (JEC), de son aumônier jésuite, le Père Aunet. On sait le reste. Il connaissait notre pays dans toute la profondeur de ses strates et cela lui donnait une liberté princière avec quiconque et où qu’il aille.
Les dons du journaliste : la curiosité universelle, l’acuité du regard, un talent fulgurant de clarification, l’imagination constamment en éveil, et aussi une capacité de réflexion personnelle profonde sur les sujets les plus divers, y compris les grands thèmes teilhardiens, l’éclat de la plume enfin. Relisez ses « papiers » de La Croix, d’Ouest-France, il n’avait pas son pareil pour décortiquer en trois phrases la situation la plus confuse, le problème le plus complexe et il finissait par trois ou quatre mots d’une lumineuse évidence indiquant la voie de sortie. Comme nul autre, il exorcisait le dilemme de Valéry qu’il aimait bien citer : « tout ce qui est simple est faux, tout ce qui est compliqué est inutile ». Lui, il savait rendre le vrai simple et l’orienter à l’utile.
Ici, il faudrait dire un mot de son regard sur le monde. Il n’était ni naïf, ni systématiquement pessimiste. Je ne sais qui m’a soufflé qu’il n’avait nul besoin d’être pessimiste pour qu’on le reconnaisse intelligent. En revanche, il avait deux obsessions : le long terme, amener les décideurs à relever le nez du guidon, et la démographie parce que Sauvy lui avait enseigné que c’est la « petite aiguille de l’horloge » et parce que là, il s’agit des hommes dans la durée.
Jean était une intelligence et une imagination en éveil. Avec sa quête de l’utile, elles en faisaient un guetteur. Et ceci nous amène à un autre don : sa disponibilité pour l’engagement. Engagement pour soutenir chacun, mais surtout le fait qu’il cherchait toujours le moyen ou le moment où, à quelques-uns, on pourrait pousser les portes de l’avenir. Ceci lui était inspiré, comme à toute une génération, par la formation reçue à la JEC et à l’ACJF et par ses contacts permanents avec les responsables syndicaux patronaux et politiques ou de la fonction publique. Jean était toujours prêt à l’engagement et à accepter des responsabilités dont il savait tirer le meilleur.
Je mentionne simplement, parce que c’est tellement dans le domaine public, sa création avec Jean-Louis Servan-Schreiber et le succès éclatant de l’Expansion, puis l’Entreprise, la Lettre de l’Expansion, la Tribune de l’Expansion. Il a été l’inventeur d’une nouvelle presse économique, exigeante, compétente, et qui s’adresse dans la clarté à l’intelligence du public. Parcourant ses écrits – dont sa trentaine de livres, on retrouve les quatre causes pour lesquelles il n’a cessé de se battre : le progrès social dans l’équilibre économique, la diffusion et l’approfondissement de l’enseignement social chrétien, la construction de l’Europe et la vitalité de la démocratie.
Pour la protection et les chances d’épanouissement du travailleur, il n’aurait jamais baissé les bras. Il avait ainsi accepté, à la demande de Jean-Baptiste de Foucauld, Commissaire Général du Plan, en 1994-1995 de présider une commission du Plan sur « le travail dans 20 ans ». il tarabustera, il bousculera ses honorables collègues pour leur vendre l’idée qu’il défendra plus tard à travers les Semaines Sociales de France du « contrat d’activité ». Jérôme Vignon - qui ne peut être des nôtres cet après-midi et qui voyait en Jean un « réformiste révolutionnaire » - m’a recommandé de souligner auprès de vous la fécondité de cette idée. Il s’agissait de lier les droits du travail, non plus seulement au contrat entre le salarié et son employeur du moment, mais de les attacher au travailleur lui-même, afin d’atténuer le traumatisme des ruptures et de faire fructifier les temps de transition tout au long de la vie. C’est le principe de portabilité des droits. Après oui 20 ans, ceci devient réalité avec l’adoption en août 2015 de la loi du « dialogue social et de l’emploi », instaurant un « compte personnel d’activité ». L’idée est tellement féconde que d’autres développements pourront s’ensuivre. Que Jean et Notre Dame du Travail - que cette église dont il était un fidèle paroissien honore - en soient remerciés.
Jean savait bien – c’est encore Jérôme qui parle – que ce qui est durable se construit avec le temps, avec le poids de la conviction et du dialogue, une voie où il entraîna à sa suite les Semaines Sociales de France. Dans les années 1980, avec Jean Gélamur, il les ressuscite car les suites de 1968 les avaient mises en sommeil. Il en prendra la présidence et en fera un lieu où, certes on médite la parole – souvent si forte – des encycliques, mais nullement le lieu d’un catéchisme ; plutôt l’endroit où s’élabore et murit la réflexion des « chrétiens sociaux de notre pays » qui, depuis plus d’un siècle, ont tellement apporté à notre progrès social.
Il me faudrait parler aussi de son engagement européen et nul ne pourrait le dire mieux que son ami Jacques Delors. Quelqu’un d’autre m’a prié de le souligner. C’est Jean-Claude Trichet - aujourd’hui aux États-Unis -, auprès duquel il a été, pendant 3 ans, à la Banque de France, membre du groupe de conseillers de la Politique monétaire. Il a été, « avec tout son talent », me dit l’ancien Président de la Banque Centrale Européenne, un extraordinaire porte-parole à travers des centaines de conférences et un défenseur pugnace à la fois de la construction européenne et de la marche vers l’euro, dans la nécessaire discipline des grands équilibres.
Un dernier engagement de Jean important par les temps qui courent : la qualité et vitalité de la vie démocratique. Nul ne connaissait mieux que lui les hommes politiques. Cette classe si vilipendée aujourd’hui au grand péril pour notre démocratie. Sans rien ignorer de leurs faiblesses, il les respectait véritablement. Il comptait sur eux. Son dernier éditorial d’Ouest-France, quelques jours avant qu’il ne soit frappé par un AVC, évoquant – je cite - « le bel et rude enjeu » du débat public était pour les hommes politiques un ultime message : entretenez les valeurs qui fondent notre histoire, explicitez celles sur lesquelles il faut construire le monde demain.
Jean, un dernier mot. Nous sommes tous, ici, les témoins de ta vie. Nous relisons ces 87 ans, avant qu’elle ne soit changée en vie éternelle. Dans les joies comme dans les peines, dans tant de labeurs, nous t’avons vu cheminer sur cette voie-express vers la sainteté que recommande Michée, un sympathique petit prophète d’une période troublée. « Rien d’autre qu’aimer avec tendresse, pratiquer la justice et marcher humblement avec ton Dieu. » (Mic 6-8) Ton Dieu !, celui que, en France, nous appelons le Bon Dieu – que tu priais avec les mots de Saint Thomas More –, tout ce que tu lui as demandé et bien plus, Il te l’a donné, comme le dit l’Évangile de Luc « en une bonne mesure tassée, secouée, débordante, versée dans le pan de ton vêtement » (Luc 6-38).
Alors Chers Amis, pour Jean et pour toute sa vie, que Dieu soit loué ! Rendons-lui grâces.
Salut, Jean.
Michel Camdessus