Actualités Les Actes "Quelle Europe voulons-nous" sont disponibles

La contribution des SSF aux Etats généraux de bioéthique
 

Contribution écrite du groupe « Bioéthique et santé » des SSF aux Etats généraux de la bioéthique

 

 

Les Semaines sociales de France (SSF) se sont penchées à plusieurs reprises sur les thèmes conjoints de la solidarité et de la santé : « Biologie, médecine et société » (2001), « les nouvelles solidarités » (2009), « L’Homme et les Techno sciences » (2014). Lors de ces sessions annuelles des experts venus de la sociologie, de la philosophie, de l’économie étaient sollicités, venus d’horizons divers, bien au delà du  christianisme social, fondement des SSF. Depuis 2009, un groupe pluridisciplinaire, réuni par les SSF, s’implique dans l’étude du  fonctionnement du système de santé, considérant que l’économie de ce système doit être un élément de l’appréciation bioéthique (1). La contribution qui suit provient de ce groupe de réflexion. A partir de composants du système de santé,  sens de la médecine,  pratique du soin, accès aux soins et inégalités,  place des plus fragiles,  financement solidaire pour le traitement de la maladie, nous souhaitons tenter d’apprécier les interférences avec certains thèmes des États généraux, et présenter quelques propositions.

 

Choisir

Quelle évolution voulons-nous pour ce bien commun qu’est le système de santé, selon quelles priorités ? Ce bien est porté par des financements venant de la solidarité nationale et son expression, la protection sociale. Reconnue comme une valeur fondatrice et un droit constitutionnel, le pays a choisi de lui consacrer de façon égalitaire, à coté d’autres axes fédérateurs (sécurité, justice, éducation), une part significative de la richesse créée par le travail de tous. Avec une limite éthique : ne pas reporter la dette croissante sur les générations futures.

Chaque thème abordé à l’occasion de la révision des lois de bioéthique s’inscrit dans l’économie de cette solidarité. Soit au niveau des charges de l’Assurance Maladie, comme l’extension de l’AMP ou le développement des soins palliatifs. Soit au niveau de ressources nouvelles à rechercher, si la dépendance est reconnue comme un risque devant bénéficier de la solidarité nationale.

D’où des questions liées au sens et au devenir du système de santé :

  • Est-il constitué pour soigner des maladies ou des personnes malades ? Doit-il répondre aussi à des souffrances dites sociétales ? À des désirs ? Quelles ressources, quelles compétences mettre alors en regard ?
  • Quelles remises en cause de son sens primitif - le soin à la personne malade ou porteuse d’un handicap - le système doit-il, peut-il supporter sans dommage ? Les manifestations de souffrance des professionnels, nombreuses et parfois mortelles, sont-elles le symptôme d’un brouillage du sens de leur contribution à ce système ?
  • Quelle place réserver aux personnes les plus vulnérables dans une médecine technicienne, ambulatoire, qui ne serait portée que par les nouvelles technologies, de nouvelles pratiques, bénéficiant de nouvelles lois? Alors que l’écart d’espérance de vie entre les mieux et les moins nantis,  atteint dans notre pays 13 années, que cet écart est du à une intrication de facteurs sociaux et sanitaires, comment traduire concrètement la préoccupation éthique de l’attention aux personnes les moins favorisées ? Et à leur dignité ?
  • L’absence de choix parmi ces demandes en croissance a pourtant un effet économique connu : dévastateur, il se manifeste d’abord par l’augmentation des inégalités (entre  personnes et entre territoires) et par la dégradation de la situation du plus démuni : pour celui-ci, le système de santé est devenu le dernier espace de lien sociétal pour recevoir ses plaintes, comme celles de toute la population.

 

Car le système de santé est non seulement un marqueur témoin de l’état de nos valeurs républicaines mais aussi un composant fort et structurant de notre société. A travers lui, à travers les évolutions dont il pourrait être l’objet, le monde de demain  est en question.

 

Don, anonymat et droit à l’AMP

Ce thème aborde trois composantes « sensibles » de la pratique d’AMP avec IAD : la gratuité du don,  l’ouverture d’une pratique médicale à des demandes extra médicales, l’anonymisation des donneurs. A la faveur d’un « droit à l’enfant », le principe français du don gratuit de gamètes est malmené.

Les conséquences du don ne sont pas les mêmes pour donneurs ou donneuses, (le don d’ovocytes nécessite une stimulation ovarienne et une ponction ovocytaire chez la donneuse, quand le don de sperme est sans suite corporelle pour le donneur),  pas plus que le nombre de gamètes donnés lors d’un recueil ne l’est, suivant qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme. La gratuité du don n’est-elle pas envisagée que sous son aspect strictement financier ? Et n’y a t il pas croyance faussée que donner serait toujours gratuit ? 

Ainsi que l’indique l’Agence de Biomédecine dans son dernier rapport sur la pratique des AMP avec IAD destinées aux couples hétérosexuels (soit 3% des AMP), il existe des tensions liées à la pénurie de gamètes, en particulier pour certaines populations, à cause de la pratique courante de l’appariement, ou des règles d’accès au don.


Ces tensions entraînent le développement de circuits parallèles échappant aux contrôles sanitaires et/ou au principe du don gratuit. Le marché des gamètes payants existe déjà dans plusieurs pays européens, aux pratiques et réglementations diverses. Face à l’accroissement des demandes, ce marché déborde déjà en France, notamment avec le remboursement par la Sécurité sociale, pour des couples hétérosexuels, d’AMP à l’étranger recourant à des gamètes payants. De plus, les risques sanitaires, ou de consanguinité, sont réels comme ceux liés à l’hyperactivité de certains « fournisseurs », surtout désireux d’accroître leurs ressources.

 

La prise en compte de demandes extra médicales, en cas d’accès à l’AMP avec IAD pour des femmes seules ou en couple homosexuel, va-t-elle accentuer ces tensions ? Et contribuer à des délais prolongés d’attente, voire au-delà des délais de prise en charge par l’AM ?

Si l’empathie pour quelques-uns exprimant une demande extra médicale se traduit  par une loi, va-t-on assister à une fragilisation de l’organisation de l’AMP en France, dans son financement et dans ses repères éthiques, aux dépens de la réponse due aux demandes médicales du plus grand nombre ?

La fin de l’anonymisation définitive du donneur de gamètes est programmée. Elle aurait déjà pu être décidée lors de la précédente révision de loi bioéthique, Cette fin programmée n’est aucunement liée à de nouvelles demandes sociétales mais à la science : tests ADN et recoupements d’informations avec des banques de données. Ce mouvement irréversible s’inscrit aussi dans le principe du droit humain d’accès à ses origines. L’anonymisation du donneur et l’appariement permettaient jusqu’alors d’esquiver, pour les couples infertiles receveurs, l’opprobre sociétale de « non performance » qu’ils ressentaient. Il convient donc d’interpeller fortement les représentations sociétales sur l’infertilité et de développer l’accompagnement des couples recourant à l’AMP par des professionnels du soutien à la parentalité. Mais alors que l’infertilité augmente ne doit on pas aussi s’interroger  sur cette société qui investit si peu sur la connaissance et la prévention des facteurs de baisse de la fécondité, voire dont elle se fait complice par l’organisation du travail des femmes notamment ?
 

Nous proposons une levée encadrée de tout anonymat pour les personnes concernées qui en feraient la demande et ce très tôt, théoriquement dès l’âge d’une fertilité possible. Nous proposons également la création d’un fichier central des donneurs, afin que les centres d’AMP soient mieux en mesure d’appliquer dans la réalité la loi actuelle : pas plus de dix enfants par donneur.

 

Génome

Le développement du séquençage du génome et son  application, entre autres, au diagnostic de maladies à caractère génétique, est, pour certains, une étape majeure du développement d’une médecine personnalisée, voire ainsi préventive. Une bonne distance doit cependant être trouvée entre d’un coté le juste souhait de pouvoir proposer une enquête génomique dans des situations de maladies familiales ou de transmission éventuelle à la descendance, et de l’autre, la pratique de génotypages intensifs et étendus suggérés par des laboratoires industriels.

 

Le juste souhait nourrit lui-même deux tensions :

  • Celle née d’un savoir nouveau sur un devenir supposé certain et son intégration dans la vie des personnes. Il y a lieu de prévoir un accompagnement afin que ce savoir n’écrase pas la personne.
  • Celle de l’acceptation d’un handicap, même apparemment mineur, face à une pratique facilitée de DPI ou DPN pouvant aboutir à promouvoir une culture eugénique. Sans méconnaître la complexité de certaines situations, leurs retentissements personnels, familiaux, sociétaux, l’automaticité de certaines pratiques d’IMG ne vient-elle pas  promouvoir un utilitarisme faisant fi de la reconnaissance sociétale de la personne porteuse d’un handicap, comme de l’engagement dans le don gratuit de familles, d’associations et de professionnels engagés auprès de personnes handicapées, qu’elles le soient du fait d’anomalies génétiques, congénitales ou d’accidents de la vie ? Ne sommes-nous pas collectivement responsables de rééquilibrer les paramètres intervenants dans la décision des parents de laisser, ou non, se poursuivre une grossesse ?

Quant aux tenants du génotypage intensif, ils croient à un continuum absolu entre génome et performances de l’individu, méconnaissant les limites de nos connaissances sur les facteurs d’expression des gènes ainsi que nos acquis sur les paramètres affectifs et culturels de l’élaboration d’un petit d’homme. Ils échappent au périmètre d’évaluation médicale, mais sont aisément manipulables par un marché mondialisé, par des industriels, des employeurs ou des assureurs, en vue de gains indéfinis et d’une sélection impitoyable qui voudrait exclure toute vulnérabilité. Ils réduisent l’individu à son  génome et alimentent une croyance en la guérison de toute chose par une intervention à ce niveau, sans s’inquiéter des énergies collectives et des crédits issus de la solidarité qu’elle mobilise.


S’imposant comme un nouveau paradigme de la pensée médicale, pour la classification des maladies ou leur prise en charge clinique, cette médecine génomique, apportant une réponse technique immédiate, ne risque-t-elle pas en outre d’effacer le processus diagnostic progressif, et le lent accompagnement nécessaire pour répondre à la plainte par un traitement adapté ?

 

Fin de vie

Alors que l’évolution démographique va accroître considérablement ( sans doute tripler en trente ans) le nombre de personnes âgées très dépendantes on peut être surpris de ne trouver, pour approcher ce problème sociétal majeur, que des propositions mortifères dont les États généraux se font l’écho.  L’allongement de la durée de vie, l’éclatement géographique (et souvent affectif) des familles, les politiques du logement, la perte de services de proximité ou « d’entre voisinage » sont autant de facteurs d’une réduction, voire d’une rupture, de la vie relationnelle, génératrice de souffrance et d’une perte du goût de vivre. Cette rupture est particulièrement marquée lors de l’installation en EHPAD. Mais si l’EHPAD peut être le lieu choisi pour finir sa vie, avec la reconstitution d’un nouveau réseau relationnel, ses prestations sont dépendantes d’un  financement complexe qui induit des situations inégalitaires d’un département à l’autre. Le retentissement de ces insuffisances de financement sur la densité de personnel soignant, la possibilité d’une présence infirmière de nuit ou le développement d’une culture de soins palliatifs, vont aussi entraîner l’augmentation des transferts vers les Urgences de l’hôpital et les décès en milieu hospitalier, à l’inverse du souhait de la personne. Ne faut-il pas tout d’abord agir sur les éléments d’évolution sociétale profonds ? Et à tout le moins en assumer tous les effets, y compris financiers, pour respecter le choix des personnes âgées ? Cette cohérence souhaitée ne serait elle-pas  un facteur majeur de cohésion sociétale, à l’encontre de la promotion d’une contre image d’inutilité ?

 

« L’exercice de ce droit (maîtriser son destin, via l’euthanasie ou le suicide assisté) n’enlève rien à personne. C’est le type même de la liberté personnelle qui ne déborde pas sur la liberté d’autrui » (2). Ces propos risquent de dégrader les valeurs fondatrices de la société à l’intérieur de laquelle ces libertés s’exercent. Nombre de ces valeurs se traduisent en effet par le développement, grâce à la solidarité nationale, d’acteurs de soins palliatifs. Or ces soins, et plus largement  le care, comme la volonté de les reconnaître et de les financer, sont ici directement mis en cause. Enfin n’est-ce pas ébranler la confiance dans la parole du médecin et provoquer l’inquiétude extrême, que de voir un même mot, sédation, changer de sens, et passer de l’apaisement à l’intention létale ? (3)


La satisfaction apportée à la demande faite par quelques-uns au nom d’une autonomie qui permettrait de transgresser l’interdit de tuer, fondateur d’une société, tout en exigeant d’elle une ultime prestation, ne va-t-elle pas démonétiser ces valeurs de soin, d’accompagnement jusqu’à la mort, manifestation de notre fraternité dans une commune humanité, que l’on souhaite rendre accessibles à tous ?

 

Big data 

Les perspectives ouvertes par l’exploitation des données de santé sont immenses. Mais il importe que ce soit le système de protection sociale, expression de la solidarité nationale qui en assume le leadership. Sinon le risque est grand de voir les grands opérateurs digitaux s’emparer de ce qui deviendrait alors, pour eux, une gigantesque source de profit. Une minorité s’approprierait ainsi à son seul bénéfice des données sensibles et en interdirait l’accès aux importuns. Le trésor que constituent les données de l’assurance maladie ne peut être seulement sanctuarisé, il doit être exploité. Et ce selon des critères ouverts.

 

Chaque étape d’un algorithme traduit en effet un choix fait, le plus souvent, selon des critères non explicités, pouvant être eux mêmes actualisés par effets de l’IA, qui, sous couvert de « vérité scientifique », proposent une solution « hors sol » dont le soignant ne se perçoit (ni ne se veut) responsable. Il importe en ce sens que les choix des algorithmes employés soient ouverts.

 

Mais même ainsi, il faut prendre garde au fait que l’emploi intensif et inapproprié des algorithmes des moteurs de recherche ne démonétise le savoir « global » composite (savoir, savoir être, savoir faire) des soignants recevant la plainte. En particulier quand il vient s’imposer comme porteur d’une « bonne » pratique dont les éléments d’élaboration à partir de la littérature scientifique, ne sont plus accessibles.

La responsabilité éducative et économique du politique est ici majeure. Elle ne peut être réduite par la force et le soutien médiatique apporté aux demandes d’évolution sociétale quand leur donner satisfaction ne peut advenir sans  accroître, de façon non responsable, les charges d’une AM déjà déficitaire, ou risquer de dégrader la qualité et le sens de services institués pour pallier des troubles de la fertilité de nature médicale, ou pour prodiguer soins et assistance à des personnes porteuses d’un handicap depuis leur naissance, ou du fait de leur vieillissement.

 

 

-------------------

(1) En 2013, ce groupe a publié un rapport, complété en 2016 : "Mieux dépenser pour la santé de tous". Ce document a été suivi en mai 2017 par les Actes d'une journée d'études à Strasbourg : "La Sécu jusqu'où ? Quelle solidarité et quel soin pour notre système de santé ?"

 

(2) Tribune de 156 députés parue dans Le Monde du 1er mars 2018

 

(3) Avis du CESE sur la fin de vie (10 avril 2018)

 

 

 

Retour

Retour à l'agenda